jeudi 28 mars 2013

De l’égoïsme à l’altruisme


L’homme est-il bon, est-il méchant, se demandait  Diderot ?

 Comment l’égoïsme inhérent à la nature humaine a-t-il pu donner naissance au souci de l’autre ,  à la pitié,  à la charité, à  la compassion,  à l’empathie  et en un mot, à l’altruisme  ? 
Spinoza , à partir d’un concept  physique  défini par Descartes et Hume,  généralisa  le « Conatus » et l’étendit  à tous les êtres vivants :
CONATUS : « Chaque chose, autant qu'il est en elle, s'efforce de persévérer dans son être »(1)
Le Conatus de Spinoza,   dans sa forme primitive ,  désigne l’acte de se porter vers quelque chose et de chercher à prendre pour survivre, tel que saisir de la nourriture, des chevaux ou des femmes.
On parle alors d’appétit au sens large.
Chez l’être humain, le Conatus primitif  se nomme Egoïsme quand ses actions ou ses idées sont uniquement orientées par ses propres intérêts, sans prendre en compte les nécessités d'autrui. (W)

Normalement  ,  poursuivre  son intérêt, c’est se faire plaisir, c’est-à-dire , essentiellement  chercher l’utile et l’agréable en toute chose.  Dans ce sens, tout le monde poursuit partout et toujours  son intérêt.

Mais ,  qu’arrive-t-il  s’il n’y a pas assez de choses  désirées disponibles ?

Il y  a alors choc de deux individus  strictement égoïstes, c’est-à-dire de deux Conatus primitifs.
La violence apparait. Comment survivre alors ?
Trois réactions possibles  : Faire face, fuir, ou se soumettre !
Faire face, c’est risquer sa vie, fuir  c’est se heurter plus loin aux  chocs  d’autres conatus , ou se soumettre, c’est devenir esclave  et donc ne plus exister.

René Girard à découvert une autre solution pour supprimer la violence née du « désir mimétique » ; c’est de désigner un bouc émissaire , le Christ   et instituer du sacré, des mythes  et des rites, en un mot, inventer une Religion ! Ne serait-ce pas oublier que toutes les religions , y compris le communisme,  ont été source des plus grands massacres dans l’Histoire des Hommes ? 
Alors, dès l’aube de l’humanité, la vie se révéla impraticable  puisque  l’intérêt  égoïste  s’exprimait  sans frein, au vue de tous !
Impraticable  mais possible puisque les animaux,  eux,  prospèrent malgré  leur indifférence relative vis-à-vis de leurs congénères , leur avidité  et leur  lutte incessante pour la vie. Sachez  qu’un oiseau, par exemple, passe presque tout son temps à chercher de la nourriture dans une insécurité  permanente et totale.

 « au commencement était la peur. L’homme est un être terrorisé. [2]

Terrorisé par les Dieux, par les autres et par la diversité  angoissante des choses naturelles
Dans ces conditions  originelles, comment l’Homme soumis  à son égoïsme consubstantiel  a-t-il pu conjurer son insécurité?
Un modèle à suivre fut la famille, sorte de super-individu groupant des personnes ayant le même but , à savoir,  assurer la sécurité de la cellule familiale.  La paix règne dans la famille primitive grâce
à l’autorité violente du père et malgré les rivalités entre descendants .  Excepté le prétendu instinct maternel , l’amour familial instinctif est probablement un mythe !
Rappelons que la famille est un produit de l’instinct de reproduction, lui-même fils du Conatus primitif, celui qui « fait persévérer » l’espèce.
Comme animal , l’Homme sait d’instinct que ses congénères sont dangereux.  La fameuse  révélation , « L’enfer , c’est les autres » est certainement outrée  car cet enfer renferme un petit coin de paradis : L’Amour, promesse de bonheur quand il est naissant.
En fait, ce sentiment très complexe, prend naissance avec le désir d’être aimé, en clair, d’être protégé, autre effet du Conatus  spinozien. 
Jean-Jacques Rousseau, lui aussi voit dans l’Amour, une expression de l’amour-propre, donc du Conatus  car quand on aime, on s’aimerait soi-même puisqu’on se met  à la place de l’aimée. Jean-Jacques aurait-il  anticipé la découverte de Rizzolatti de 1990 ?

Un autre solution  pour masquer l’égoïsme humain foncier  fut  de mettre en veilleuse ses détestations  afin de tirer profit de l’action en groupe, en imitant  ainsi, les animaux sociaux ;
La chasse en meute permit d’attaquer de plus gros gibiers et de le consommer à plusieurs avant qu’ils ne pourrissent, puisqu’il n’y eut  pas de moyen de stockage avant longtemps.

Nul  générosité  dans  ces échanges  économiques .  C’était en quelque sorte, la forme positive de la loi du Talion, le donnant-donnant.(- 1730 avant J.C.)
A noter que la forme négative du Talion, « Œil pour Œil, dent pour dents » représenta un progrès moral ,  à comparer aux représailles cruelles actuelles , comme par exemple  l’assassinat de dix  otages innocents pour un coupable  par les Nazis sous l’Occupation ; soit près de  quatre mille ans de régression ! Par conséquent , la loi du Talion était bien un progrès puisqu’elle améliorait la justice.

Puis, est venue  la pratique du don et du contre don [137] , des échanges marchands : les hommes , toujours en quête de leurs intérêts cachés et bien compris, renoncèrent à leur peur de l’autre  et découvrirent  alors, que le commerce apportait la paix, limitait l’isolement et la stagnation, donnant l’illusion d’un progrès moral du à la civilisation.
Cependant le don et le contre-don peut apporter un certain apaisement due à la réciprocité, mais cette paix est fragile car les cadeaux, souvent symboliques, courent le risque d’engendrer du ressentiment.

Dans la pratique du troc,  la réciprocité est déjà plus efficace , plus paisible.
A noter que le troc de choses neuves , sans acquittement  de la TVA est interdite en France. En effet, pour rémunérer l’Etat qui garantit la paix, il est nécessaire de prélever  une taxe sur  tout échange. Troquer sans acquitter cette taxe est le fait de profiteurs : une tricherie sociale !
En remplaçant le troc ,  source peu flexible de conflits   , par la monnaie,  substitue général,  celle-ci a été un bienfait pour l’humanité puisque elle atténuait  les  ressentiments ,  contrairement à ce qu’en disent les tartufes !

Car, la marchandise n’a que peu de valeur pour le vendeur qui veut s’en débarrasser,  alors que c’est un besoin ou un désir souvent irrésistible ,  pour l’acheteur. La monnaie est alors très utile puisqu’elle constitue la variable d’ajustement admise par tous.
Le commerce normal , équitable  suppose une certaine confiance des hommes entre eux, une certaine empathie dit-on, maintenant.

Cependant, Machiavel ne se fait pas d’illusion sur la nature du commerce des hommes !

« Selon Machiavel, les hommes sont guidés par l’intérêt, l’avidité, l’égoïsme et la vanité. Ils sont cruels, dominés par le besoin de se venger, d’asservir, de faire souffrir. Ils sont passionnés, impressionnables ,  emportés. Il est plus facile de les duper que de les convaincre à l’aide de raisonnements  .  Cela pour la politique intérieure. Quant à la politique extérieure, chaque état n’a pour but que d’asservir les autres : les alliances et les traités recèlent donc toujours une part d’hypocrisie, ne durent que le temps des avantages qui en découlent ,  et d’autre part, la guerre est indissolublement liée à sa politique, elle est « la vraie profession de qui gouverne », le seul objet auquel le prince doivent donner ses pensées, et dont il lui convienne de faire son métier. » . [1]

Mais les avantages intéressés apportés par la coutume du don et contre-don, des fêtes , des rituels, (cf.« potlatch »)  n’expliquent  pas les indéniables  manifestations  d’empathie  et  de désintéressement  que l’on constate chez  les humains et même chez les grands primates.

Jon Elster invente l’expression  « effet Valmont », (du nom du célèbre personnage de roman de Choderlot de Laclaux), qui consiste en gros en la joie que l’on ressent d’être perçu comme un brave type par l’assistance quand on fait une bonne action au départ par simple intérêt visant à tromper son monde (W). Il rappelle ainsi, l’omniprésence du Conatus comme moteur de toute action humaine.
Citons la Marquise du Chatelet (1706-1745) pour ne pas invoquer  toujours  le plus célèbre des moralistes français, François de La Rochefoucauld.
« Nous avons beau faire, l’amour-propre est toujours plus au moins caché de nos actions »

Il semble , en effet, quasi impossible de prouver qu’un acte apparemment désintéressé n’est pas , inconsciemment ou non, intéressé.
Quasi impossible signifie possible !
Ainsi ,  on connait  des cas de dons de reins  effectués, à l’étranger,  par des donneurs  vivants anonymes,  sans lien de parenté avec les transplantés. C’est la preuve que l’altruisme est bien une qualité  des homos sapiens.
On trouvera toujours des sceptiques rigoureux qui penseront que, le donneur doit éprouver un plaisir certain qui s’apparente à l’effet Valmont. Mais sachant que le donneur de rein a 3 pour 10.000 chances de succomber à l’extraction, il faut admettre que son abnégation  tangente le maximum sur l’échelle du désintéressement.
Mais d’où vient cette vertu, le désintéressement  ? Est-elle innée ou acquise ?
Il est attesté que les homos sapiens  avaient des comportements généreux. Ainsi,   sans remonter très loin dans le passé, dans le musée d'Alta Roca à Lévie en Corse, est exposé le squelette de la Dame de Bonifacio (-7.000ans) morte à 40 ans.
Elle était handicapée (atteinte de la maladie de Scheuermann). Une de ses épaules (la droite), plus haute que l'autre, était atrophiée. Elle avait des problèmes au niveau des articulations qui avaient atteint le tibia, les orteils... A l'évidence, elle n'aurait pas pu vivre sans l'aide de la communauté sapiens.
Mais il faut encore remonter plus loin que le néolithique, or il n’existe pas de textes plus anciens que l’Epopée de Gilgamesh.  Cette légende donne-t-elle une clé pour expliquer l’empathie, l’amitié, l’altruisme  ?
L’Epopée de Gilgamesh est un récit légendaire de l’ancienne Mésopotamie (Irak moderne). Faisant partie des œuvres littéraires les plus anciennes de l’humanité, la première version complète connue a été rédigée en akkadien dans la Babylonie du XVIII° siècle av. J.-C. ou XII° siècle av. J.-C. ; écrite en cunéiforme sur des tablettes d’argile, elle s’inspire de plusieurs récits, en particulier sumériens, composés vers la fin du IIIe millénaire , donc  entre -2100 et -2000, le héros Gilgamesh ,  d’abord une sombre brute , prend conscience qu'il est mortel et fait preuve soudain de compassion envers son ancien ennemi  Enkidu qui devient son ami.
Ainsi, la mémoire des Hommes témoigne d’un passage soudain,  ou progressif, nul ne le sait , d’un  comportement animal absolument indifférent au sort de leurs congénères,  à un comportement  qui  intègre le souci de l’autre.
Cette épopée montre aussi que l’Homme est perfectible contrairement aux animaux. Un chat, par exemple est « parfait », dans le sens qu’il est accompli,  dès sa naissance.  Même après un dressage, la sauvagerie, le naturel revient au galop ;  même repus, il court après une souris !
La perfectibilité des hommes est inscrite dans son Conatus, tout au moins dans son effort, non seulement pour maintenir sa personnalité et ses valeurs  ,  mais surtout pour  augmenter sa puissance d’agir.
L'âme s'efforce, autant qu'il est en elle, d'imaginer les choses qui augmentent ou favorisent la puissance d'agir du corps.(Spinoza, éthique III, proposition 12)
C’est le mérite de Spinoza d’expliquer que le Conatus évolué , c’est-à-dire « l’ égoïsme bien compris »,  augmente notre puissance d’action .
Plus tard Kant énonce sa « loi morale pratique » faisant appel à la raison , donc  à notre intérêt bien compris:

 "Agis d'après une maxime telle que tu puisses toujours vouloir qu'elle soit une loi universelle" .

Faut-il tricher , par exemple?  Non; car nous ne pouvons vouloir que la triche soit une loi universelle,  la vie en société deviendrait impossible.

Il est clair  que l’apparition de l’empathie,  de  l’amitié etc.  augmente notre champ d’action, notre puissance  dans le monde, puisque si ces vertus sont apparues et demeurées, ce fut parce qu’elles représentaient un avantage évolutif au sens de la théorie de Darwin-Wallace.
Mais comment prouver scientifiquement l’existence de cette lueur philanthropique ,  preuve qui expliquerait  peut-être l’empathie et le désintéressement ?

En 1990, une découverte renversante faite par des neuroscientifiques  italiens apporta un élément de réponse.
Une équipe  dirigée par Giacomo Rizzolatti  découvrit  l’existence des neurones-miroirs dans le cerveau des hommes et aussi dans celui de certains grands primates.
Selon Wikipedia ,  les neurones miroirs désignent une catégorie de neurones du cerveau qui présentent une activité aussi bien lorsqu'un individu (humain ou animal) exécute une action que lorsqu'il observe un autre individu (en particulier de son espèce) exécuter la même action, ou même lorsqu'il imagine une telle action, d'où le terme miroir.
Selon Jean-Michel Oughourlian, grâce aux neurones-miroirs :
·        Vous me reconnaissez comme un être humain puisque votre bras ne bouge pas si vous regardez ce mouvement fait par un robot.
·        Vous comprenez pourquoi je veux faire ce geste .
·        Vous devinez mon intention si je suis en train de me verser un verre d’eau, et vous comprenez que j’ai soif.
·        Votre cerveau s’apprête à imiter mon action la même chose que moi.

La source biologique de l’Empathie, de la charité, de la compassion, des projections en psychologie, de la Théorie de l’Esprit en philosophie etc. serait donc cette capacité à percevoir et reconnaître les émotions d’autrui et de les faire siennes ?
Ainsi, la joie et la tristesse que manifestent  mon voisin sont communicatives.
C’est bien connu ; tout se passe dans le cerveau, siège des neurones-miroirs.
Grâce à cette découverte, des neurones-miroirs, l’Altruisme comme l’Egoïsme sont des faits de Nature.
Ainsi, les feux du sexe embrasent le voyeur, (vous, moi)  lorsque il assiste  à une scène  érotique  vivante ou à un film pornographique.
Ainsi parlait  Saint Dominique pour qui, «  seul,  l’exemple est contagieux » .
Avec les neurones-miroirs, l’Amour est  devenu un mode de connaissances horizontal


(1)    Spinoza, Baruch, « Ethique III, proposition VI, La Pleiade,  Gallilmard,  Paris


1 commentaire:

  1. On pourrait penser que l'apparition de l'empathie se fait au moins au rythme de la prise de conscience par le nouveau-né de son identité avec les semblables qui l'entourent. Elle devrait se continuer et s'affermir à la mesure de la prise de hauteur qu'un individu "normal" vivant dans une société "normale" opère en avançant en âge, son expérience de l'autre étant de plus en plus approfondie. Aboutissant logiquement au "ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais point qu'on te fit", les autres étant vus alors comme un reflet de soi-même. Personnellement, j’entends toujours cette petite voix (jointe à un léger sentiment de superstition) qui me dit : "mets-toi à sa place".
    Comme tu le montres bien, cette progressive prise de conscience est sans cesse confrontée à la native et ancestrale peur de l’inconnu. Car si l’autre est reconnu comme similaire (deux yeux, deux bras, deux jambes, etc.) l’expérience montre qu’immédiatement après s’impose l’oppressant mystère de ses intentions et de ses buts. On est là, je suppose, face à deux instincts qui, au niveau des neurones, sont peut-être aussi forts l’un que l’autre mais dont les résultantes sont diamétralement opposées : tuer, ou laisser mourir, ou mourir soi-même. Dans les situations extrêmes, le choix doit être effectué avec toute la célérité nécessaire alors que le don de soi demande plus de temps, plus de réflexion, si ce n’est même une certaine ascèse (je ne parle pas du cas d’une mère avec son fils, l’enfant ou la mère n’étant pas conçu comme un « prochain »).
    Au-delà du simple « chacun pour soi », l’éducation, le conditionnement, le formatage allié à la pression psycho-sociale, l’endoctrinement (pouvant aller jusqu’au lavage de cerveau) peuvent inhiber les réflexes les plus profonds et même des fonctions métaboliques de base (arrêt des règles chez les détenues, par ex.). Le simple profit ou intérêt peut en faire office (les marchands d’esclaves « voyaient » bien que les gens qu’ils exploitaient étaient des êtres humains mais l’autre instinct, celui du bien-être, de la jouissance, de la puissance, de la reconnaissance par les pairs, passe facilement devant. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les marques d’altruisme authentique sont si remarquées, telles des exceptions. Dans bien des sociétés elles passent pour des marques de faiblesse. L’instinct, pourtant ancré de si profonde façon, semble faible par essence, et toujours prêt à s’effacer devant n’importe quelle expérience gratifiante. C’est, là encore, parce que le plaisir est violent et immédiat tandis que le sentiment d’élévation ou de transcendance que procure la bonté ou l’altruisme se déguste lentement, à toutes petites doses et ne porte que des fruits éthérés, une satisfaction bien plus intellectuelle. Le plaisir du mal est rapide et acidulé, celui du bien est plus fade et demande plus de persévérance pour être apprécié. Tout cela en schématisant, bien sûr.
    On voit aussi que nombre de sociétés construisent leur propre cohésion sur le déni d'humanité de ceux qui n'en font pas partie. On entend dire par exemple que si les nazis accomplissaient si facilement les atrocités que l'on connait c'est parce qu'ils n'avaient pas, à leurs yeux, affaire à des êtres humains (untermensch, voir aussi le monologue de Shylok dans Le Marchand de Venise où ce dernier essaie maladroitement de mettre son humanité en exergue). Les crimes perpétrés en Syrie actuellement (trépanation à la perceuse de prisonniers vivants, par exemple ou interminables « jeux » avec les corps des défunts) témoignent de la différence d'essence que l’on attribue souvent à l’ennemi. Cette explication a cependant l’inconvénient de dédouaner, d’une certaine façon, l’auteur desdits crimes en le rendant inconscient de ce qu’il n’a qu’à ouvrir les yeux pour voir.
    Bien qu’ayant des relais physiques ou métaboliques pour s’exprimer, l’altruisme doit donc se frayer un chemin pour s’exprimer.

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