L’homme est-il bon, est-il méchant, se demandait Diderot ?
Spinoza , à partir d’un concept physique défini par Descartes et Hume, généralisa le « Conatus » et l’étendit à tous les êtres vivants :
CONATUS : « Chaque chose, autant qu'il est en elle, s'efforce de persévérer dans son être »(1)
Le Conatus de Spinoza,
dans
sa forme primitive , désigne l’acte
de se porter vers quelque chose et de chercher à prendre pour survivre, tel que saisir
de la nourriture, des chevaux ou des femmes.
On parle alors
d’appétit au sens large.
Chez l’être humain, le
Conatus primitif se nomme Egoïsme quand ses actions ou ses idées sont uniquement orientées par ses propres intérêts,
sans prendre en compte les nécessités d'autrui. (W)
Normalement , poursuivre son intérêt, c’est se faire plaisir, c’est-à-dire
, essentiellement chercher l’utile et l’agréable
en toute chose. Dans ce sens, tout le
monde poursuit partout et toujours son
intérêt.
Mais , qu’arrive-t-il s’il n’y a pas assez de choses désirées disponibles ?
Il y a alors choc de deux individus strictement égoïstes, c’est-à-dire de deux Conatus
primitifs.
La violence apparait.
Comment survivre alors ?
Trois réactions
possibles : Faire face, fuir, ou se soumettre !
Faire face, c’est risquer sa vie, fuir
c’est se heurter plus loin aux
chocs d’autres conatus , ou se
soumettre, c’est devenir esclave et
donc ne plus exister.
René Girard à
découvert une autre solution pour supprimer la violence née du « désir
mimétique » ; c’est de désigner un bouc émissaire , le Christ et instituer du sacré, des mythes et des rites, en un mot, inventer une
Religion ! Ne serait-ce pas oublier que toutes les religions , y compris
le communisme, ont été source des plus
grands massacres dans l’Histoire des Hommes ?
Alors, dès l’aube de
l’humanité, la vie se révéla impraticable puisque l’intérêt égoïste
s’exprimait sans frein, au vue de
tous !
Impraticable mais possible puisque les animaux, eux, prospèrent malgré leur indifférence relative vis-à-vis de leurs
congénères , leur avidité et leur lutte incessante pour la vie. Sachez qu’un oiseau, par exemple, passe presque tout
son temps à chercher de la nourriture dans une insécurité permanente et totale.
« au commencement était la peur. L’homme est un être terrorisé.
[2]
Terrorisé par les Dieux,
par les autres et par la diversité
angoissante des choses naturelles
Dans ces conditions originelles, comment l’Homme soumis à son égoïsme consubstantiel a-t-il pu conjurer son insécurité?
Un modèle à suivre fut
la famille, sorte de super-individu groupant des personnes ayant le même
but , à savoir, assurer la sécurité
de la cellule familiale. La paix règne
dans la famille primitive grâce
à l’autorité violente
du père et malgré les rivalités entre descendants . Excepté le prétendu instinct maternel ,
l’amour familial instinctif est probablement un mythe !
Rappelons que la
famille est un produit de l’instinct de reproduction, lui-même fils du Conatus
primitif, celui qui « fait persévérer » l’espèce.
Comme animal , l’Homme
sait d’instinct que ses congénères sont dangereux. La fameuse révélation , « L’enfer
, c’est les autres » est certainement outrée car cet enfer renferme un petit coin de
paradis : L’Amour, promesse de bonheur quand il est naissant.
En fait, ce sentiment
très complexe, prend naissance avec le désir d’être aimé, en clair, d’être
protégé, autre effet du Conatus spinozien.
Jean-Jacques Rousseau, lui aussi voit dans l’Amour, une
expression de l’amour-propre, donc du Conatus car quand on aime, on s’aimerait soi-même puisqu’on
se met à la place de l’aimée.
Jean-Jacques aurait-il anticipé la
découverte de Rizzolatti de 1990 ?
Un autre solution pour masquer l’égoïsme humain foncier fut de
mettre en veilleuse ses détestations
afin de tirer profit de l’action en groupe, en imitant ainsi, les animaux sociaux ;
La chasse en meute
permit d’attaquer de plus gros gibiers et de le consommer à plusieurs avant qu’ils
ne pourrissent, puisqu’il n’y eut pas de
moyen de stockage avant longtemps.
Nul générosité dans ces
échanges économiques . C’était en quelque sorte, la forme positive de
la loi du Talion, le donnant-donnant.(- 1730 avant J.C.)
A noter que la forme
négative du Talion, « Œil pour Œil, dent pour dents » représenta un
progrès moral , à comparer aux
représailles cruelles actuelles , comme par exemple l’assassinat de dix otages innocents pour un coupable par les Nazis sous l’Occupation ; soit près
de quatre mille ans de régression !
Par conséquent , la loi du Talion était bien un progrès puisqu’elle améliorait
la justice.
Puis, est venue la pratique du don et du contre don [137] ,
des échanges marchands : les hommes , toujours en quête de leurs intérêts
cachés et bien compris, renoncèrent à leur peur de l’autre et découvrirent alors, que le commerce apportait la paix,
limitait l’isolement et la stagnation, donnant l’illusion d’un progrès moral du
à la civilisation.
Cependant le don et le
contre-don peut apporter un certain apaisement due à la réciprocité, mais cette
paix est fragile car les cadeaux, souvent symboliques, courent le risque d’engendrer
du ressentiment.
Dans la pratique du
troc, la réciprocité est déjà plus
efficace , plus paisible.
A noter que le troc de
choses neuves , sans acquittement de la
TVA est interdite en France. En effet, pour rémunérer l’Etat qui garantit la
paix, il est nécessaire de prélever une
taxe sur tout échange. Troquer sans acquitter
cette taxe est le fait de profiteurs : une tricherie sociale !
En remplaçant le troc
, source peu flexible de conflits , par la
monnaie, substitue général, celle-ci a été un bienfait pour l’humanité
puisque elle atténuait les ressentiments , contrairement à ce qu’en disent les tartufes !
Car, la marchandise
n’a que peu de valeur pour le vendeur qui veut s’en débarrasser, alors que c’est un besoin ou un désir souvent
irrésistible , pour l’acheteur. La
monnaie est alors très utile puisqu’elle constitue la variable d’ajustement
admise par tous.
Le commerce normal ,
équitable suppose une certaine confiance
des hommes entre eux, une certaine empathie dit-on, maintenant.
Cependant, Machiavel
ne se fait pas d’illusion sur la nature du commerce des hommes !
« Selon Machiavel, les hommes sont guidés par l’intérêt, l’avidité,
l’égoïsme et la vanité. Ils sont cruels, dominés par le besoin de se venger,
d’asservir, de faire souffrir. Ils sont passionnés, impressionnables , emportés. Il est plus facile de les duper que
de les convaincre à l’aide de raisonnements . Cela
pour la politique intérieure. Quant à la politique extérieure, chaque état n’a
pour but que d’asservir les autres : les alliances et les traités recèlent
donc toujours une part d’hypocrisie, ne durent que le temps des avantages qui
en découlent , et d’autre part, la
guerre est indissolublement liée à sa politique, elle est « la vraie
profession de qui gouverne », le seul objet auquel le prince doivent
donner ses pensées, et dont il lui convienne de faire son métier. » . [1]
Mais les avantages intéressés
apportés par la coutume du don et contre-don, des fêtes , des rituels,
(cf.« potlatch ») n’expliquent
pas les indéniables manifestations d’empathie et de désintéressement
que l’on constate chez les humains et même chez les grands primates.
Jon Elster invente l’expression « effet Valmont », (du nom du célèbre
personnage de roman de Choderlot de Laclaux), qui consiste en gros en la joie que l’on ressent d’être
perçu comme un brave type par l’assistance quand on fait une bonne action au
départ par simple intérêt visant à tromper son monde (W). Il rappelle
ainsi, l’omniprésence du Conatus comme moteur de toute action humaine.
Citons la Marquise du Chatelet
(1706-1745) pour ne pas invoquer toujours le plus célèbre des moralistes français, François
de La Rochefoucauld.
« Nous avons beau faire, l’amour-propre est
toujours plus au moins caché de nos actions »
Il semble , en effet, quasi impossible de prouver qu’un
acte apparemment désintéressé n’est pas , inconsciemment ou non, intéressé.
Quasi impossible signifie possible !
Ainsi , on connait
des cas de dons de reins effectués, à l’étranger, par des donneurs vivants anonymes, sans lien de parenté avec les transplantés.
C’est la preuve que l’altruisme est bien une qualité des homos sapiens.
On trouvera toujours des sceptiques rigoureux qui
penseront que, le donneur doit éprouver un plaisir certain qui s’apparente à
l’effet Valmont. Mais sachant que le donneur de rein a 3 pour 10.000 chances de
succomber à l’extraction, il faut admettre que son abnégation tangente le maximum sur l’échelle du
désintéressement.
Mais d’où vient cette vertu, le désintéressement ?
Est-elle innée ou acquise ?
Il est attesté que les homos sapiens avaient des comportements généreux. Ainsi, sans remonter très loin dans le passé, dans le
musée d'Alta Roca à Lévie en Corse, est exposé le squelette de la Dame de
Bonifacio (-7.000ans) morte à 40 ans.
Elle était handicapée
(atteinte de la maladie de Scheuermann). Une de ses épaules (la droite), plus
haute que l'autre, était atrophiée. Elle avait des problèmes au niveau des
articulations qui avaient atteint le tibia, les orteils... A l'évidence, elle
n'aurait pas pu vivre sans l'aide de la communauté sapiens.
Mais il faut encore remonter
plus loin que le néolithique, or il n’existe pas de textes plus anciens que
l’Epopée de Gilgamesh. Cette légende
donne-t-elle une clé pour expliquer l’empathie, l’amitié, l’altruisme ?
L’Epopée de Gilgamesh est un récit légendaire de
l’ancienne Mésopotamie (Irak moderne). Faisant partie des œuvres littéraires
les plus anciennes de l’humanité, la première version complète connue a été
rédigée en akkadien dans la Babylonie du XVIII° siècle av. J.-C. ou XII° siècle
av. J.-C. ; écrite en cunéiforme sur des tablettes d’argile, elle s’inspire de
plusieurs récits, en particulier sumériens, composés vers la fin du IIIe
millénaire , donc entre -2100 et -2000,
le héros Gilgamesh , d’abord une sombre
brute , prend conscience qu'il est mortel et fait preuve soudain de compassion
envers son ancien ennemi Enkidu qui devient
son ami.
Ainsi, la mémoire des Hommes témoigne d’un passage soudain, ou progressif, nul ne le sait , d’un comportement animal absolument indifférent au
sort de leurs congénères, à un
comportement qui intègre le souci de l’autre.
Cette épopée montre aussi que l’Homme est perfectible contrairement aux
animaux. Un chat, par exemple est « parfait », dans le sens qu’il est
accompli, dès sa naissance. Même après un dressage, la sauvagerie, le
naturel revient au galop ; même
repus, il court après une souris !
La perfectibilité des hommes est inscrite dans son Conatus, tout au moins
dans son effort, non seulement pour maintenir sa personnalité et ses valeurs , mais
surtout pour augmenter sa puissance
d’agir.
L'âme s'efforce, autant qu'il est en elle, d'imaginer les
choses qui augmentent ou favorisent la puissance d'agir du corps.(Spinoza,
éthique III, proposition 12)
C’est le mérite de Spinoza d’expliquer que le Conatus évolué
, c’est-à-dire « l’ égoïsme bien compris », augmente notre puissance d’action .
Plus tard Kant énonce sa « loi morale pratique » faisant
appel à la raison , donc à notre intérêt
bien compris:
"Agis
d'après une maxime telle que tu puisses toujours vouloir qu'elle soit une loi
universelle" .
Faut-il tricher , par exemple? Non; car nous ne pouvons vouloir que la triche
soit une loi universelle, la vie en
société deviendrait impossible.
Il est clair que
l’apparition de l’empathie, de l’amitié etc. augmente notre champ d’action, notre puissance
dans le monde, puisque si ces vertus
sont apparues et demeurées, ce fut parce qu’elles représentaient un avantage
évolutif au sens de la théorie de Darwin-Wallace.
Mais comment prouver scientifiquement l’existence de cette
lueur philanthropique , preuve qui
expliquerait peut-être l’empathie et le
désintéressement ?
En 1990, une découverte renversante faite par des neuroscientifiques italiens apporta un élément de réponse.
Une équipe dirigée
par Giacomo Rizzolatti découvrit l’existence des neurones-miroirs dans le cerveau des hommes et aussi dans celui de
certains grands primates.
Selon Wikipedia , les neurones miroirs désignent une
catégorie de neurones du cerveau qui présentent une activité aussi bien
lorsqu'un individu (humain ou animal) exécute une action que lorsqu'il observe
un autre individu (en particulier de son espèce) exécuter la même action, ou
même lorsqu'il imagine une
telle action, d'où le terme miroir.
Selon Jean-Michel Oughourlian, grâce aux
neurones-miroirs :
·
Vous me
reconnaissez comme un être humain puisque votre bras ne bouge pas si vous
regardez ce mouvement fait par un robot.
·
Vous comprenez
pourquoi je veux faire ce geste .
·
Vous devinez
mon intention si je suis en train de me verser un verre d’eau, et vous
comprenez que j’ai soif.
·
Votre cerveau
s’apprête à imiter mon action la même chose que moi.
La source biologique de l’Empathie, de la charité, de la
compassion, des projections en psychologie, de la Théorie de l’Esprit en
philosophie etc. serait donc cette capacité à percevoir et reconnaître les
émotions d’autrui et de les faire siennes ?
Ainsi, la joie et la tristesse que manifestent mon voisin sont communicatives.
C’est bien connu ; tout se passe dans le cerveau, siège
des neurones-miroirs.
Grâce à cette découverte, des neurones-miroirs,
l’Altruisme comme l’Egoïsme sont des faits de Nature.
Ainsi, les feux du sexe embrasent le voyeur, (vous, moi) lorsque il assiste à une scène
érotique vivante ou à un film
pornographique.
Ainsi parlait Saint
Dominique pour qui, « seul,
l’exemple est contagieux » .
Avec les neurones-miroirs, l’Amour est devenu un mode de connaissances horizontal
(1)
Spinoza, Baruch, « Ethique III, proposition VI, La
Pleiade, Gallilmard, Paris
On pourrait penser que l'apparition de l'empathie se fait au moins au rythme de la prise de conscience par le nouveau-né de son identité avec les semblables qui l'entourent. Elle devrait se continuer et s'affermir à la mesure de la prise de hauteur qu'un individu "normal" vivant dans une société "normale" opère en avançant en âge, son expérience de l'autre étant de plus en plus approfondie. Aboutissant logiquement au "ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais point qu'on te fit", les autres étant vus alors comme un reflet de soi-même. Personnellement, j’entends toujours cette petite voix (jointe à un léger sentiment de superstition) qui me dit : "mets-toi à sa place".
RépondreSupprimerComme tu le montres bien, cette progressive prise de conscience est sans cesse confrontée à la native et ancestrale peur de l’inconnu. Car si l’autre est reconnu comme similaire (deux yeux, deux bras, deux jambes, etc.) l’expérience montre qu’immédiatement après s’impose l’oppressant mystère de ses intentions et de ses buts. On est là, je suppose, face à deux instincts qui, au niveau des neurones, sont peut-être aussi forts l’un que l’autre mais dont les résultantes sont diamétralement opposées : tuer, ou laisser mourir, ou mourir soi-même. Dans les situations extrêmes, le choix doit être effectué avec toute la célérité nécessaire alors que le don de soi demande plus de temps, plus de réflexion, si ce n’est même une certaine ascèse (je ne parle pas du cas d’une mère avec son fils, l’enfant ou la mère n’étant pas conçu comme un « prochain »).
Au-delà du simple « chacun pour soi », l’éducation, le conditionnement, le formatage allié à la pression psycho-sociale, l’endoctrinement (pouvant aller jusqu’au lavage de cerveau) peuvent inhiber les réflexes les plus profonds et même des fonctions métaboliques de base (arrêt des règles chez les détenues, par ex.). Le simple profit ou intérêt peut en faire office (les marchands d’esclaves « voyaient » bien que les gens qu’ils exploitaient étaient des êtres humains mais l’autre instinct, celui du bien-être, de la jouissance, de la puissance, de la reconnaissance par les pairs, passe facilement devant. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les marques d’altruisme authentique sont si remarquées, telles des exceptions. Dans bien des sociétés elles passent pour des marques de faiblesse. L’instinct, pourtant ancré de si profonde façon, semble faible par essence, et toujours prêt à s’effacer devant n’importe quelle expérience gratifiante. C’est, là encore, parce que le plaisir est violent et immédiat tandis que le sentiment d’élévation ou de transcendance que procure la bonté ou l’altruisme se déguste lentement, à toutes petites doses et ne porte que des fruits éthérés, une satisfaction bien plus intellectuelle. Le plaisir du mal est rapide et acidulé, celui du bien est plus fade et demande plus de persévérance pour être apprécié. Tout cela en schématisant, bien sûr.
On voit aussi que nombre de sociétés construisent leur propre cohésion sur le déni d'humanité de ceux qui n'en font pas partie. On entend dire par exemple que si les nazis accomplissaient si facilement les atrocités que l'on connait c'est parce qu'ils n'avaient pas, à leurs yeux, affaire à des êtres humains (untermensch, voir aussi le monologue de Shylok dans Le Marchand de Venise où ce dernier essaie maladroitement de mettre son humanité en exergue). Les crimes perpétrés en Syrie actuellement (trépanation à la perceuse de prisonniers vivants, par exemple ou interminables « jeux » avec les corps des défunts) témoignent de la différence d'essence que l’on attribue souvent à l’ennemi. Cette explication a cependant l’inconvénient de dédouaner, d’une certaine façon, l’auteur desdits crimes en le rendant inconscient de ce qu’il n’a qu’à ouvrir les yeux pour voir.
Bien qu’ayant des relais physiques ou métaboliques pour s’exprimer, l’altruisme doit donc se frayer un chemin pour s’exprimer.